8

« J’arrive ! » Sans hésiter, je me penchai vers lui.

Il jeta un regard par-dessus son épaule, les yeux exorbités, puis saisit mon poignet à deux mains. J’eus l’impression qu’il pesait une tonne ; serrant les dents, je le tirai à moi. Il se jeta dans mes bras.

« Ob… ! » Aber tendit les mains et tituba. Il semblait incapable de garder l’équilibre. « Quelque chose ne tourne pas rond, ici… » Il serait tombé, si je ne l’avais pas retenu. Souffrait-il des mêmes désordres que Blaise ?

« Ce qu’il te faut, c’est juste un pied schématique ! » lançai-je d’un ton ironique et plus confiant que je ne l’étais. Il n’esquissa pas même l’ombre d’un sourire à ma plaisanterie ; je compris qu’il était vraiment en très mauvaise condition. Gagné par l’inquiétude, je l’aidai à s’asseoir près de notre père.

Il avait perdu beaucoup de poids. Son visage présentait une expression désespérée et traquée que seul le gibier sentant sa fin proche affichait. Il portait ses habituels pantalon et chemise bleus, mais une fine poussière jaunâtre le recouvrait de la tête aux pieds. Les genoux de son pantalon étaient en lambeaux, comme s’il s’était traîné dans un jardin jonché de pierres… qui, d’après moi, avaient dû essayer de le dévorer. Dans le Chaos, les pierres avaient des propriétés singulières.

« Qu’est-il arrivé à Père ? demanda-t-il en le fixant. Quelqu’un l’a attaqué ? Est-ce qu’il va bien ?

— Il est souffrant, lâchai-je.

— Il ne manquait plus que ça », marmonna Aber, en se prenant la tête entre les mains. Il frissonna, inspira profondément, puis expira lentement. « Moi qui pensais qu’il pourrait tout arranger.

— Laisse-moi deviner. Tu voulais qu’il détruise le Schéma. »

Il leva les yeux. « Non ! Enfin, bon… peut-être que s’il se rendait, le roi Uthor nous épargnerait.

— Tu le vois faire preuve d’abnégation ? Voilà qui ne lui ressemblerait guère.

— Non, je suppose que non, dit-il d’une voix où perçait une note d’amertume. Mais nous pourrions le sacrifier !… Le roi accepterait peut-être un marché…

— Non. » Je fus catégorique. « Nous formons une famille et nous allons rester soudés.

— Toi et ton idéalisme ! Père n’hésiterait pas à te vendre, s’il pensait que cela pourrait le sauver.

— Tu ne lui rends pas justice », déclarai-je. Pendant mon enfance, notre père s’était donné beaucoup de mal pour me protéger. « Reprends ton souffle. Ensuite, tu me raconteras ce qui s’est passé aux Cours. Peut-être pourrai-je faire quelque chose.

— Je pense que personne ne peut plus rien faire. » Il se plongea dans la contemplation des lattes du plancher. « Ils sont à notre poursuite. Je crois que le roi Uthor a capturé tout le monde, à part toi, Père et moi.

— Et Blaise, bien sûr. Elle est libre.

— Blaise ? Épatant ! » dit-il d’un ton sarcastique. Je me souvins alors qu’entre eux ne régnait pas le grand amour. « Évidemment, elle a toujours su tirer son épingle du jeu.

— Merci de t’inquiéter pour moi, Aber », lança Blaise avec froideur, derrière moi.

Il leva les yeux d’un air surpris.

« Je te croyais morte, lui répondit-il.

— Désolée de te décevoir.

— Pourquoi n’as-tu pas répondu à mes appels ?

— Je devais être trop occupée. »

Aber ouvrit la bouche, prêt à lui renvoyer une réponse acerbe, mais je lui intimai le silence d’un geste de la main.

« Descends, ordonnai-je à Blaise. Nous te rejoindrons dans quelques minutes. Je dois parler avec Aber, seul à seul.

— Oh, très bien. De toute façon, j’ai vraiment besoin de ce verre. Surtout maintenant qu’il est là. » Elle sortit dans le couloir à grand bruit, sans rien ajouter.

« Garce », marmonna Aber dans sa barbe. S’adressant à moi : « J’ai essayé de la contacter à cinq ou six reprises, au cours des dernières semaines, car j’avais vraiment besoin d’aide. Elle n’a jamais répondu. J’en ai conclu qu’elle avait été capturée. En fait, elle ne daignait tout simplement pas me répondre.

— Elle avait ses propres problèmes. Je l’ai sortie des Cours juste à temps… des créatures de l’enfer étaient en train de forcer sa porte.

— Tu aurais dû l’y laisser. » Il croisa les bras dans une attitude butée. « Certaines personnes ne méritent pas d’être sauvées.

— Elle fait partie de la famille. » Je tentai d’avoir l’air sérieux. Nous ne pouvions pas nous permettre de nous disputer et de nous diviser… pas avec tous ces ennemis qui voulaient notre mort. « Si ce que tu dis est vrai, nous sommes peu nombreux, à présent. Et je suis sûr que Blaise se montrera efficace, quand nous nous installerons de nouveau quelque part. »

Il me lança un regard étrange. « Elle a refusé de m’aider aux Cours, quand j’avais besoin d’elle. Je ne suis pas près de l’oublier !

— Je ne t’ai pas dit de le faire. Sois juste conscient de ses limites et rappelle-toi que tu ne peux pas compter sur elle. Elle est peut-être difficile à vivre, et tu n’apprécies guère sa compagnie, mais nous devons rester soudés, que tu le veuilles ou non.

— C’est le meilleur moyen de nous faire tous tuer, grommela-t-il. Je n’arrête pas de te répéter de ne faire confiance à personne !

— Sauf à toi.

— Évidemment ! » Il éclata de rire – son sens de l’humour semblait lui revenir. « Et à Freda, bien sûr. Mais à Blaise… certainement pas ! Je ne serais pas surpris qu’elle soit le traître qui a failli nous faire tuer à Juniper.

— Ne t’inquiète pas. » Je secouai la tête. « Je ne me fie à personne, à l’heure actuelle. Après tout, elle veut que je détruise le Schéma.

— Quoi ? » Il en resta bouche bée. « Et que tu détruises les Ombres ?

— Pas de panique, je ne ferai rien d’aussi drastique. » Je gloussai. « Même si je savais comment m’y prendre ! Ce qui n’est pas le cas. »

Il se détendit. « Bon.

— Tu as dit qu’Uthor avait capturé tous les autres ?

— Je crois, oui. Dès que les tempêtes sont apparues, il a donné l’ordre d’arrêter tous les membres de notre famille.

— Cela ne me surprend pas. » J’aurais agi de même, à sa place.

« Comment les tempêtes sont-elles nées ? s’enquit-il. Père les a-t-il vraiment envoyées pour détruire le Chaos, comme on le dit ?

— S’il les a créées, c’est par accident. » Je haussai les épaules. « Quand il a retracé le Schéma, toutes les anciennes Ombres ont été détruites et de nouvelles se sont formées. La puissance de cette destruction a dû se répercuter jusque dans le Chaos. Je ne vois pas d’autre explication.

— Le Schéma… tu es certain qu’il l’a dessiné correctement, cette fois ?

— Oui. Je le sens au tréfonds de mon esprit, comme toi tu dois percevoir le Logrus.

— C’est vrai ? » Son visage s’éclaira. « Voilà une bonne nouvelle ! Puisque tu es décidé à le conserver, il n’y a qu’une chose à faire.

— Laquelle ?

— Apprendre à contrôler ses pouvoirs. Peut-être que Père… »

Sa voix se perdit quand il regarda notre père. Se penchant sur lui, il examina ses ecchymoses, ses coupures et ses lèvres fendues. L’enflure, au moins, avait commencé à diminuer.

« Qu’est-il arrivé à Père ? demanda-t-il. On croirait qu’il a reçu une tonne de cailloux sur la tête.

— Le fait de tracer le nouveau Schéma a agi sur son esprit. Il s’est comporté de façon bizarre. Il a tenté de me tuer ce matin, et j’ai dû me défendre.

— Alors, c’est toi qui as fait ça ?

— J’en ai bien peur », répondis-je, m’excusant presque.

Il siffla, puis me regarda avec un respect nouveau. « À l’exception de Locke, Père a toujours été le meilleur épéiste de la famille. Tu dois donc le surpasser ! »

Je ne niai pas. Qu’il continue à penser ainsi !… la réputation d’être dangereux n’avait jamais nui à quiconque.

Aber reprit : « Bien joué !… c’est tout ce que je peux dire. Il était temps que quelqu’un remette Père à sa place. J’aurais voulu voir ça. Tu penses vraiment qu’il va s’en tirer ?

— Bien sûr, dis-je, avec plus de confiance que je n’en ressentais. Il a simplement besoin de repos, le temps fera le reste. Nous avons déjà fait appeler un médecin. Il ne reste plus qu’à attendre qu’il arrive.

— Bon.

— Et toi ? Tu te sens mieux maintenant ? »

Il réfléchit quelques secondes. « En fait, oui.

— Prêt pour un verre ?

— Presque. » Aber se mit debout en chancelant et commença à lisser ses vêtements, puis à les brosser. Des nuages de poussière s’échappèrent de sa chemise et de son pantalon. « Maintenant, dis-moi, Oberon, où te cachais-tu ? J’ai essayé de te joindre pendant des semaines. Je commençais à désespérer. »

Je haussai les épaules en guise d’excuse. « Le temps s’écoule différemment, ici. Je ne pense pas qu’il se soit passé plus de quelques heures depuis notre dernière rencontre. Du moins, à mon avis. Depuis combien de temps ne m’as-tu pas vu ?

— Je n’en suis pas sûr… » Il fronça les sourcils. « Je dirais quatre à cinq semaines. Peut-être plus. J’ai passé le plus clair de cette période à essayer de rester en vie. Les lai she’on ont fini par me piéger dans l’Au-delà, juste après l’accalmie des dernières tempêtes. C’est à ce moment-là que j’ai utilisé toutes les cartes qui me restaient, les unes après les autres.

— As-tu réussi à contacter Freda ? Ou quelqu’un d’autre ?

— Non. Personne, à part toi. »

Mon cœur se serra.

« Si Freda a été blessée ou tuée…, commençai-je.

— Je suppose que le roi Uthor la détient, mais… » Il haussa les épaules. « Je ne sais pas. En tout cas, elle n’a pas été exécutée publiquement. Pas comme Mattus et Titus.

— Quoi ! » Je le fixai, sidéré. « Quand ? Comment ?

— Uthor les a fait passer au fil de l’épée, il y a environ quinze jours. » Devant mon expression horrifiée, il poursuivit d’un air sévère : « Leurs têtes sont fichées sur des piques, devant les portes du palais. Je suis étonné que Blaise ne t’ait rien dit.

— Non, elle n’en a pas parlé. » Ma gorge se serra. Deux frères morts. Freda, ma sœur préférée, probablement prisonnière. Et tous les autres… Uthor devait être en train de les faire torturer… ou pire. Je me remémorai la façon dont Lord Zon s’était servi du sang de mes frères pour espionner notre père à Juniper.

Mes pensées revinrent à Freda. Quelques heures plus tôt, d’après le temps de ces Ombres, elle avait tenté de me joindre par l’intermédiaire de mon atout. Avais-je raté une occasion de la sauver ? En ne répondant pas, l’avais-je laissée à la merci d’une capture ou d’une exécution ?

À ce moment-là, malheureusement, je n’aurais rien pu faire – les licornes nous auraient piétinés tous les deux, si j’avais essayé de la tirer jusqu’à moi. Je soupirai.

« Je vais tâcher de la contacter sur-le-champ, annonçai-je.

— Je viens d’essayer. Mais je t’en prie, fais donc ! »

Je sortis rapidement mon paquet d’atouts et les feuilletai. Dès que j’eus retrouvé sa carte, je la pris et l’élevai. Je me concentrai de toutes mes forces, fixant son image.

Rien.

« Eh bien ? » demanda Aber.

Je me contentai de secouer la tête. Je baissai la carte et la rangeai dans mon jeu. Tant que je n’aurais pas vu son cadavre, je refuserais de croire qu’il lui était arrivé quelque chose de grave. Je referais une tentative plus tard… et autant de fois qu’il le faudrait. En cas d’échec, nous devrions trouver un autre moyen de la sauver. Je ne pouvais pas l’abandonner aux griffes d’Uthor.

« Et Conner ? m’enquis-je doucement.

— Je ne sais pas. Je n’ai pas réussi à le contacter non plus. Même chose avec Fenn, Isadora, Syara, Pella et Leona. Et toi, en dehors de Blaise, as-tu eu des nouvelles de quelqu’un d’autre ?

— Non. »

Il secoua la tête. « Cela ne me surprend pas. Nous n’avions guère de chances d’en avoir, avec l’armée du roi Uthor, au complet, à nos trousses.

— Tu es encore en vie.

— De justesse. Et toi, tu as eu des nouvelles de quelqu’un ?

— Uniquement de Freda, il y a quelques heures. Mais le temps passe si lentement ici… cela doit représenter des semaines, dans le Chaos.

— Dommage. »

J’acquiesçai. Mauvaise nouvelle, en effet. Je n’avais plus qu’à espérer que quelques membres de notre fratrie fussent vivants et bien cachés. Après tout, nous descendions d’une grande famille. Si Blaise et Aber s’étaient échappés, d’autres auraient pu également en être capables. Il ne nous restait plus qu’à essayer de les contacter, dès que nous aurions trouvé un endroit sûr où rassembler nos forces.

Aber fit le tour de la pièce des yeux. « Bon, où sommes-nous ? Pas à Juniper, n’est-ce pas ?

— Non, Juniper n’existe plus. Nous sommes dans une petite auberge, sur une Ombre engendrée par le nouveau Schéma. Si elle possède un nom, je ne le connais pas.

— Sommes-nous en sécurité ici ?

— Autant qu’ailleurs, du moins pour le moment. Toutefois, je ne me risquerais pas à utiliser la magie du Logrus, juste au cas où.

— Entendu. » Il se leva. « J’ai besoin de me débarbouiller. Je te raconterai la suite après un long bain chaud… je présume qu’on peut en prendre, ici ?

— Ne te prive pas ! » fis-je, en indiquant du pouce la minuscule cuvette sur la table de toilette appuyée contre le mur du fond. « Vas-y. »

Il haussa les sourcils. « Tu plaisantes, n’est-ce pas ? Je veux un vrai bain, avec des huiles parfumées. Et ensuite… un massage, suivi d’un bon repas… une soupe de champignons, crémeuse et légère, une salade et des côtes d’agneau braisées, et pour finir… »

J’éclatai de rire sans pouvoir m’arrêter.

« Qu’y a-t-il ? demanda Aber.

— Ai-je l’air de plaisanter ? Tu n’auras rien de tout cela. Avec un peu de chance, l’aubergiste te donnera un bol du ragoût qu’il est en train de faire mijoter dans son âtre. Ensuite, tu devras peut-être te contenter de pain, de fromage et de vin.

— Je commanderai un steak, s’il n’y a rien de mieux. Ou je peux m’en procurer un par moi-même.

— Comme je te l’ai déjà dit, je ne crois pas qu’utiliser le Logrus ici soit une bonne idée. Imagine qu’Uthor trouve le moyen de te piéger, si tu le faisais ?

— La magie ne fonctionne pas ainsi.

— Alors, fais-moi plaisir. » Je haussai les épaules. « Je ne me suis jamais vanté d’être un expert, juste un paranoïaque.

— Pas de bain. Pas de domestiques. Pas de nourriture. » Il secoua la tête d’un air abattu. « Cela ne peut pas marcher, Oberon. Il n’y a rien, ici. N’importe quel seigneur du Chaos pourrait facilement entrer, nous éliminer et détruire le Schéma.

— Il faudrait d’abord qu’il nous trouve. Puis qu’il me tue. Et qu’il découvre le Schéma. Ce n’est pas aussi facile que tu le dis. Il a été bien caché, comme la dernière fois…

— Alors, est-il ?

— À l’abri. Et, à partir d’aujourd’hui, il le restera. Je ne révélerai rien à personne.

— Pas même à moi ? »

Je gloussai. « Surtout pas à toi. Tu as fait partie des effectifs du roi Uthor, si je ne m’abuse !

— Contre mon gré ! Il avait menacé de me tuer, souviens-toi. Et de toute manière, regarde où ça m’a mené… j’ai été pourchassé dans l’Au-delà et dans une douzaine d’autres Ombres du Chaos.

— Quand bien même. »

Il haussa les épaules. « D’accord. Ce n’est pas comme s’il était vital que je le sache… ni même que j’en aie envie ! » Il se redressa et se dirigea vers la table de toilette. « Je vais donc profiter de ton soi-disant bain ! Le moins que tu puisses faire, c’est de me trouver des vêtements convenables, pendant que je fais ma toilette !

— Tu veux une serviette ?

— J’utiliserai la mienne. » Il tendit le bras et en fit apparaître une de nulle part – il s’était de nouveau servi du Logrus pour se procurer ce dont il avait besoin.

« J’avais dit : pas de Logrus !

— Oh… désolé. Je suppose que c’est instinctif. Je n’ai pas réfléchi.

— Ne recommence pas, c’est tout ! » soupirai-je.

Pour la première fois, je me demandai si le Schéma me permettrait de faire la même chose : obtenir des objets, par magie. Il me faudrait tenter l’expérience un peu plus tard. Je pourrais sans doute amener Aber à m’expliquer le fonctionnement du Logrus…

« Retrouve-moi en bas, lui dis-je, alors qu’il retirait sa chemise et commençait à s’asperger le visage d’eau froide. Je veux être informé de tout ce que j’ai raté. Je suis sûr que Blaise sera tout aussi impatiente d’entendre ça, même si elle refuse de le reconnaître. »

 

J’emportai l’épée de notre père que Jamas rangea en lieu sûr. Blaise et moi passâmes une agréable demi-heure, assis tranquillement au bar, à boire un vin rouge frais et fruité. Nous partageâmes un silence reposant ; nous avions tous deux beaucoup de choses en tête.

Jamas venait de nous prévenir que son fils aîné était parti quérir le vieux docteur Hand, quand Aber descendit l’escalier pour se joindre à nous. Mes yeux s’écarquillèrent de surprise. Il portait une tunique d’un bleu chatoyant, un pantalon bleu foncé et des bottes de cheval noires à bouts renforcés par d’épaisses plaques d’argent. Ses cheveux bruns, mouillés et lissés vers l’arrière, brillaient. Débarrassé de cette poussière qui maculait son visage et ses mains, il semblait encore plus émacié qu’auparavant.

« Nettement mieux », lâchai-je. Puis, avec un soupir : « Mais tu as encore utilisé le Logrus, n’est-ce pas ?

— Euh… désolé. » Il m’adressa un sourire penaud et faussement contrit. « Je n’ai vraiment pas pu m’en empêcher. Je déteste me sentir sale. En outre, personne ne peut retrouver notre trace quand nous nous servons du Logrus. Interroge Blaise, si tu ne me crois pas.

— Blaise ? » Je me tournai vers notre sœur.

« Comment le saurais-je ? » Elle haussa les épaules. « Je me fiche de savoir comment le Logrus fonctionne. Je suis simplement heureuse qu’il soit efficace !

— Vu le nombre de nos ennemis, je continuerai à pécher par excès de prudence. Ils paraissent en savoir plus que nous tous ici – y compris vous et Père – sur la magie et le fonctionnement du Logrus.

— C’est vrai… » Il soupira. « Je vais me montrer plus prudent. De toute façon, nous n’allons pas nous éterniser ici, n’est-ce pas ?

— Nous resterons le temps que Père se rétablisse. »

Aber s’assit sur un tabouret proche du mien, loin de celui de Blaise. Je perçus des effluves de lavande – il s’était également parfumé. Je hochai la tête, incrédule.

« Qu’est-ce que tu bois ? demanda-t-il, en se penchant au-dessus de ma chope.

— De la bière brune.

— J’en prendrais bien une pinte, moi aussi, dit-il à Jamas.

— Oui. » Jamas lança un regard oblique à Aber, tout en tirant une pinte d’un fût. « Il ne me semble pas vous avoir vu monter tout à l’heure, monsieur.

— Les gens me remarquent à peine, répondit Aber avec un petit sourire. Je suis plutôt discret.

— Pas encore assez, marmonna Blaise entre ses dents.

— Mieux vaut être discret que débiter des âneries », rétorqua Aber, en la foudroyant du regard. Blaise trouva un intérêt soudain pour l’examen de ses ongles.

« Ça suffit ! leur lançai-je. Nous n’avons pas de temps à perdre en enfantillages. Si nous sommes les seuls survivants de notre famille, nous allons faire en sorte de nous entendre. Compris ?

— Bien sûr, tu as raison, cher Oberon », dit Blaise. Avec un clin d’œil manquant de discrétion, elle m’enlaça par les épaules. « Je suis désolée, Aber. Tu ne méritais sûrement pas ça. Je tâcherai d’être plus gentille.

— Tu n’es pas ma sœur », déclara Aber d’un ton sinistre. Il but d’un trait la moitié de sa chope. « La vraie Blaise ne se serait pas excusée. Ce n’est pas dans sa nature.

— Tu ne connais rien à sa nature, répondit Blaise. Je veux dire… à ma nature.

— La nature de qui ?

— Tu n’es qu’un idiot !

— Voilà enfin la Blaise que nous connaissons et adorons », dit-il en se fendant d’un sourire.

Je poussai un soupir. Ils se comportaient comme des enfants, à tel point que j’aurais aimé les fesser et les envoyer au lit sans manger. Mais, si j’avais essayé, Blaise m’aurait certainement cassé le bras.

Mieux valait changer de sujet tout simplement.

« Dis-moi ce que j’ai raté aux Cours, Aber. Que t’est-il arrivé ?

— C’est une longue histoire.

— J’ai tout mon temps.

— Moi aussi », renchérit Blaise d’un ton presque penaud. Elle s’accouda au comptoir, le menton posé au creux de ses mains. « Raconte-nous comment tu as rampé avec héroïsme dans les sous-sols.

— Blaise…, l’avertis-je.

— Ne t’occupe pas d’elle, m’interrompit Aber. Personne d’autre ne s’en soucie. »

Il gloussa et termina sa chope de bière, puis fit signe à Jamas de la lui remplir de nouveau. Sa chope pleine à la main, il s’éclaircit la gorge avant de s’installer plus confortablement et de se lancer dans son récit.

La naissance d'Ambre
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